Mon nouveau roman “L’éveil des sens” est disponible en précommande !

Je suis heureuse et fière. Après plusieurs semaines d’écriture, plusieurs semaines à vous faire mariner aussi,  le premier tome de la trilogie Passions Tropicales, intitulé “L’éveil des sens” est enfin prêt !

Je suis très excitée à l’idée qu’à la fin du mois, il sera entre vos mains.

“L’éveil des sens” est le début de la relation entre Ava et Riley, mes deux héroïnes qui se retrouvent face à face au Costa Rica, presque deux décennies après le drame qui a détruit leur famille respective.

À travers leurs aventures, vous serez transportées dans un monde où les émotions sont à fleur de peau et où chaque sensation est décrite avec une précision envoûtante.

Si vous souhaitez être parmi les premières à découvrir ce roman, je vous invite à le précommander dès maintenant. Vous aurez l’avantage de le recevoir dès sa sortie officielle, mais en plus, vous bénéficierez d’un prix promo (2, 99 € au lieu de 6, 99€).

Pour le précommander en version numérique, il vous suffit de cliquer en bas de cette page.

En bonus, découvrez les quatre premiers chapitres ici :


CHAPITRE PREMIER

* RILEY *

Étendue dans mon hamac, un bras replié derrière ma tête, je me balance au rythme des vagues qui caressent le sable. L’instant semble parfait pour que je prenne un selfie et le publie sur mes réseaux sociaux pour annoncer la fin du monde.  Un sourire amusé étire mes lèvres couleur prune alors que je tape quelques hashtags bien sentis #DystopiaRising #EcrivainDeFinDuMonde #FinDuMonde #EternalAsh #ApocalypseAuthor #RileySpencerAuthor #InkAndDystopia. Mon post fait, je ferme les yeux et écoute le frémissement des feuilles sous la brise légère, le concert des oiseaux depuis la jungle environnante et les airs de salsa que diffuse l’enceinte posée sur la table basse. C’est dans cette atmosphère tropicale que prend vie le synopsis d’Eternal Ashes, ma trilogie où un groupe de héros tenteront de sauver notre planète d’un virus mortel. Entre fantasy, thriller écologique et ambiance post-apocalyptique, je prévois d’emmener mes lecteurs très loin dans le sombre et l’intrigant ; ils vont adorer. 

Et dire que je bâtis mes scénarios les plus déprimants au milieu des palmiers ! Voilà un paradoxe qui surprend et ne plaît pas à tout le monde. Une lesbienne qui prétend écrire des histoires angoissantes les doigts de pied en éventail dans des paradis tropicaux ? En termes de crédibilité, notamment pour le genre, on fait mieux. D’ailleurs, quand j’ai tenté de les faire publier, les maisons d’édition m’ont toutes refusée. Lance-toi plutôt dans le feel good ou la romance, d’autant que la FF a le vent en poupe. Oublie la dystopie, ton image ne colle pas du tout à ce style littéraire! Change de genre, Riley ou revoie intégralement ta com’, là, ce ne sera pas possible, tu te ridiculises! Ignorant leurs critiques, j’ai continué d’écrire ce qui me tenait à cœur, sans faire de concession avec ma personnalité. Peu importe si cela ne payait pas, j’étais prête à ne jamais connaître le succès.

Mes deux premiers romans et ma trilogie, une dystopie sobrement intitulée Chapitre I, Chapitre II et Chapitre III, en ont fait les frais. Autopubliés, il ont été de vrais flops. Pour survivre, j’ai enchaîné les boulots, dormi n’importe où, y compris sur la plage, et parcouru le monde en quête d’inspiration en même temps que d’un endroit où je me sentirais enfin chez moi. Le Mexique. Bali. La Thaïlande. L’Australie. Partout, cette impression d’être une étrangère m’a collé à la peau. Puis, je suis arrivée ici, à Puerto Serena, une ville côtière à l’est du Costa Rica, et là, un petit miracle s’est produit. Deux en réalité.

Dans cet endroit largement méconnu, au milieu de pêcheurs, de surfeurs et d’amoureux de la nature comme moi, je me suis enfin senti à ma place. J’ai alors commencé une nouvelle trilogie : Ruins of the Past, où, dans un monde où l’environnement a été saccagé, des survivants partent à la recherche de technologies oubliées pour tenter de restaurer l’équilibre écologique, mais sont confrontés à une société totalitaire déterminée à maintenir le statu quo destructeur. Le projet a été ambitieux, éprouvant même, mais je dois avouer que je ne me suis jamais autant éclatée qu’en écrivant Ruins of the Past. Cela s’est sans doute ressenti, parce que dès sa publication, il s’est très bien vendu. À ma grande surprise, le nom de Riley Spencer s’est retrouvé sur les lèvres de nombreuses influenceuses littéraires et mes romans, numéro un de sa catégorie. J’ai soudain eu beaucoup de fans. Chapitre I, Chapitre II, Chapitre III est sorti de l’ombre pour caracoler en tête des classements. Après des années de galère et de déception, le destin a, semble-t-il, décidé de me donner un coup de pouce. J’ai même été courtisée par ces maisons d’édition qui m’avaient claqué la porte au nez quelques années plus tôt. Elles m’offraient à présent des contrats plus qu’alléchants, mais après mûre réflexion, je les ai tous refusés estimant que ma liberté n’avait pas de prix. J’avais réussi seule, pourquoi aurais-je accepté maintenant des règles que je n’aurais de toute façon pas suivies ? Je mène ma barque comme je l’entends depuis mes seize ans. Mon image paradoxale ? Je la revendique. Je l’entretiens même. Il n’est pas question que j’y renonce. Pourquoi le ferais-je ? Pour du stress, des faux-semblants et des tapis rouges ? Je préfère de loin ma maison sur pilotis, ma petite ville tranquille, et surtout, la philosophie du Costa Rica : la pura vida, une vie simple et sans prise de tête. Grâce à elle, les blessures de mon passé ont cicatrisé. À presque trente-cinq ans, je crois avoir enfin trouvé l’équilibre et la stabilité qui m’ont tant manqué.

Désormais, c’est vers l’avenir que je me tourne. Vers Eternal Ashes dont j’élabore la trame depuis mon hamac, vers ce bonheur paisible que je connais dans les bras d’Andrea ma compagne costaricienne, entourée des gens que j’aime, dans cette ville qui est devenue mon foyer.

— Par quoi notre monde va-t-il être détruit cette fois-ci ?  

Un souffle chaud. Une main qui écarte les pans de ma chemise, qui s’insinue dans le haut de mon maillot de bain pour caresser la peau de mon sein gauche et pincer doucement mon téton. Une bouche qui se pose sur la mienne pour l’embrasser, d’abord délicatement, puis avec plus de fièvre. J’ondule dans le hamac, saisis Andrea par la nuque et réponds à son baiser avec beaucoup de volupté. On m’avait mise en garde, prévenue qu’une occasion comme celle-ci ne se représenterait pas, avertie que je commettais probablement la plus belle erreur de toute mon existence. Pourtant, je ne me suis jamais sentie aussi heureuse ni aussi vivante. Tourner le dos aux paillettes était tout sauf une bêtise.   

— Un méchant virus, susurré-je, le corps brûlant.  

Me devinant à demi-mot, Andrea enjambe le hamac et m’enfourche.   

— Un très méchant virus alors. 

— Oh oui, le plus horrible de tous. Il… 

Je hoquette à la seconde où je sens sa main s’insinuer dans mon short en jean et ses doigts se poser sur mon entrejambe gonflé. Lorsqu’elle trouve le chemin jusqu’à mon intimité gorgée de désir, je me mords la lèvre. Malgré mes efforts pour le contenir, un faible gémissement s’échappe de ma gorge.

— Tu vas encore nous en faire voir de toutes les couleurs, n’est-ce pas ? 

J’aimerais lui dire que pour l’instant, c’est elle qui me torture et m’en fait voir de toutes les couleurs. Son rythme, bien trop lent, me rend folle. Mais à quoi bon ? Elle me connaît par cœur. Elle sait que je voudrais qu’elle accélère la cadence, c’est bien pour ça qu’elle prend tout son temps.

— Andrea, soupiré-je en agrippant son poignet.  

Un sourire un peu sadique ourle ses lèvres. Elle jubile de m’avoir ainsi à sa merci. Si je la touchais, je découvrirais très probablement qu’elle est tout aussi excitée que moi. L’idée me fait mouiller davantage. Andrea est la seule femme avec laquelle je sois restée assez longtemps pour lui permettre d’occuper une véritable place dans ma vie…

— Je deviens folle à cause de toi ! grogné-je. 

— Ose dire que tu détestes ça, me provoque-t-elle en se délectant de mes grimaces. 

— Au plus haut point ! 

Elle se met à rire.  

— Quelle menteuse ! Babe, si tu disais vrai, tu ne réagirais pas avec autant d’enthousiasme. 

Le regard un peu lubrique, elle retire ses doigts pour me montrer l’effet qu’elle me fait. En retour, je la gronde.  

— Bon Dieu, ne t’arrête pas ! 

— Et toi, me réprimande-t-elle en me pénétrant de nouveau, ne jure pas. 

Mon rire se mue en une plainte gutturale à la seconde où elle presse ses lèvres sur les miennes pour un baiser enflammé. Au même moment, elle répond aux attentes de mon corps, accélérant ses mouvements jusqu’à ce que le plaisir me ravage, entre roulement de vagues, cris de quetzal et musique salsa. La pura vida.  

Je me remets à peine de mes émotions que j’entends quelqu’un m’appeler.

— Riley ! Riley !  

Le corps encore engourdi, je me lève du hamac et me dirige, une main en pare-soleil, au bord de la terrasse. J’aperçois alors le neveu de mon meilleur ami, Alejandro, qui court vers moi, en agitant les bras.

Hola Javier. ¿ Qué pasa ?  

Javier, jeune homme les cheveux aussi longs et noirs que ceux de son oncle, s’immobilise à quelques mètres pour reprendre son souffle. Des gouttes de sueur perlent sur son front et coulent le long de son torse cuivré. 

— Un baleineau s’est échoué à Playa Esmeralda. Oncle Alejandro est sur place avec quelques autres. Ils ne sont pas sûrs qu’il puisse survivre. 

— Oh merde, juré-je avant de sauter par-dessus la rambarde en bois.  

Depuis le salon, Andrea a tout entendu. Elle se joint à nous pour se presser vers Playa Esmeralda. Tous les trois, nous savons que le temps nous est compté. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à vouloir porter secours au jeune cétacé. Sur la plage, de nombreux touristes et villageois ont abandonné leurs activités pour faire de même. Ensemble, nous unissons nos forces pour le pousser dans l’eau. Comme c’est souvent le cas dans ce genre de situation, un expert a été prévenu, mais il est pessimiste. D’après la vidéo qui lui a été envoyée, l’animal était tout jeune, blessé et orphelin. Le couperet est vite tombé : ses chances de survie sont très minces. 

— Je vais chercher la mère, décide Alejandro en s’élançant vers El Guardian Del Mar, son bateau de pêche amarré un peu plus loin. 

Tout en poussant avec les autres, je relève la tête pour le voir sauter à bord et démarrer. L’espoir gonfle aussitôt ma poitrine. Placée près de l’œil entrouvert du baleineau, j’acquiesce. J’ignore s’il a conscience ou non de ma présence, mais j’ai envie d’y croire. Je me dis même qu’il comprend chacune des paroles rassurantes que je lui murmure. 

— Il va retrouver ta maman et la conduire jusqu’à toi. Tout va bien se passer, tu verras. Tu vas bientôt te sentir beaucoup mieux. 

Le cétacé ne réagit pas. Soudain balayée par un violent sentiment d’urgence, je le pousse de toutes mes forces. Ce nouveau-né doit retourner dans l’océan au plus vite.  

— Allez, hurlé-je à mes compagnons, on met le paquet ! 

Le groupe de sauveteurs ne ménage pas sa peine pour aider la bête. Cependant malgré toute l’énergie déployée et la marée montante, la nature se montre impitoyable. Les minutes s’écoulent par dizaines sans que nos efforts ne soient récompensés. Désespérée, je guette l’horizon et El Guardian Del Mar. Qu’est-ce que fiche Alejandro ? Pourquoi met-il autant de temps à retrouver cette baleine ? Elle ne peut pourtant pas être partie si loin ! Après tout, c’est son enfant qui s’est échoué sur cette plage ! Son nouveau-né ! Dans ma poitrine, mon cœur se comprime douloureusement ; j’ai subitement mal pour lui. Préférant éviter de m’attarder sur ce genre d’émotion, je redresse vivement la tête et fixe l’horizon. Si une personne peut réussir, c’est bien l’héritier des Kootirù, qui chaque fois qu’il me fait monter à bord, me décrit l’océan comme s’il n’avait aucun secret pour lui, qui semble uni à cette étendue infinie par un lien si puissant qu’il paraît presque surnaturel. Oui, Alejandro est l’homme de la situation. À lui, l’Atlantique parlera. Il le guidera jusqu’à la baleine.  

 Hélas, j’ai beau fixer l’horizon à en avoir les yeux qui pleurent, je ne vois rien venir. Ni bateau ni issue heureuse pour le rorqual. Allez Alejandro, reviens! l’appelé-je silencieusement. Une main se pose soudain sur la mienne, celle d’Andrea. Son visage est chagrin, son expression triste. Elle secoue la tête.  

— Laisse tomber, babe. On ne peut pas lutter contre le destin. 

Des larmes embuent mes yeux. Pourtant et comme tant d’autres, je refuse de baisser les bras. Je continue d’y croire, de me jeter contre l’animal pour lui faire rencontrer l’eau. Elle n’est plus si loin maintenant. La marée monte, elle approche à chaque nouvelle vague. Il faut juste quelques efforts supplémentaires, un peu de patience, un peu de chance et le retour d’Alejandro.  Si Andrea renonce, moi non. Ni une vingtaine de fervents optimistes. D’irréductibles naïfs. D’acharnés, transcendés par leur foi. Ma compagne n’est pas de ceux-là, mais moi, si. Alors je pousse, je donne tout ce que j’ai dans les tripes. J’adresse parfois des clins d’œil à Javier, tout autant déterminé et volontaire que moi. Et je scrute de temps à autre l’océan, l’invectivant, le suppliant de nous rendre Alejandro. Le menaçant aussi par instant.  

Un temps considérable s’écoule ainsi avant que le bruit familier du moteur ne parvienne à mes oreilles.  Incrédule, mais heureuse, je finis par reconnaître la silhouette du Guardian Del Mar qui fend l’eau à toute vitesse, avec dans son sillage, une énorme baleine.  

Dios mio, murmure Andrea, sidérée. 

Quelques voix montent parmi les sauveteurs pour saluer l’arrivée du pêcheur.  

— On continue ! ordonne Javier, galvanisé par la vue de son oncle et la soudaine conviction que nos efforts vont être couronnés de succès. 

Cette fois, Andrea se remet à y croire. Elle pose ses mains à côté des miennes, et pousse de toutes ses forces. Quand l’eau lèche la peau du rorqual, il ouvre un œil ; le voilà en terrain familier. Peu à peu, l’aider à bouger s’avère plus simple. L’océan devient notre allié jusqu’à l’instant où il l’emporte enfin avec lui. Un cri de joie s’élève du groupe d’hommes et de femmes restés sur la plage. Certains parmi nous fondent en larmes tandis que nous assistons aux retrouvailles entre la mère et l’enfant. Survivra-t-il alors que sa blessure demeure ? Personne ne peut l’affirmer. Mais au moins, a-t-il retrouvé sa famille. Au moins, a-t-il une chance. Au moins, pensé-je, submergée par une émotion indescriptible, ont-ils été réunis.  

— C’était bien joué, murmure Andrea en glissant ses bras autour de ma taille. 

Les yeux sur la ligne d’horizon, je pose ma tête contre sa poitrine. C’est vrai oui, c’était bien joué. L’océan cette fois-ci a fait preuve de clémence. Il a rendu au lieu de prendre.  

— Hey, Al ! 

Mes pensées sont interrompues par Javier qui court au-devant d’Alejandro et lui tape l’épaule.  Il y a de la fascination dans ce geste et du respect. Du haut de ces vingt-deux ans, Javier voue à son oncle un véritable culte. Il aime sa personnalité, ses connaissances en matière de navigation et de pêche et plus que tout, son charisme, cette chose qu’il dégage et qui ne s’apprend nulle part. Moi aussi, j’admire ça chez Alejandro. Il a cette force tranquille qui donne l’impression qu’il est un roc et que rien ne peut l’ébranler. C’est une qualité rarissime que je lui envie beaucoup. 

— On l’a sauvé ! s’enthousiasme Javier.  

— Je ne suis pas certain qu’il survive longtemps, commente son oncle, le regard voilé, mais nous avons fait ce qu’il fallait. Il était important qu’il retourne à l’océan. 

— Tu as eu du mal à retrouver sa mère ? m’enquerre-je, troublée par l’ombre dans ses yeux à la couleur d’ordinaire translucide comme celle des eaux de Puerto Serena. 

Alejandro se détourne vers le rivage. Il n’y a plus rien à l’horizon, pourtant, il demeure à fixer un point. Je l’ai rarement vu aussi songeur. Il est cependant fréquent qu’un mammifère vienne s’échouer sur un banc de sable ; le courant semble les attirer par chez nous. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons tous eu les bons réflexes, à nous précipiter vers le rorqual, à le pousser vers la mer, à demander l’avis de l’expert. Alejandro a participé plus d’une fois à ce genre de sauvetage. Alors pourquoi cet air aussi préoccupé ?  

Déroutée, je choisis néanmoins de ne pas le presser de questions.  Ce n’est ni le lieu ni surtout le moment. L’heure est plutôt à la fête, si j’en juge par le fait que nous sommes encore nombreux sur la plage à nous congratuler et à célébrer la remise à l’eau du baleineau.  

— Voilà ce que tu devrais publier sur tes réseaux sociaux, se moque gentiment Andrea en glissant sa main dans la mienne. C’est typiquement le genre d’histoire qui toucherait le cœur de tes lecteurs. 

Alors que nous commençons à remonter Playa Esmeralda, je pouffe de rire. 

— Si j’écrivais du feel good ou de la romance, c’est très exactement ce que je ferais.

— J’oubliais. Toi, tu aimes les fins du monde, le chaos, tout ce qui est dramatique, sombre, morbide… 

— Ouais… approuve Javier, un large sourire aux lèvres. Riley écrit des romans passionnants. 

Mon rire redouble. Je n’ai pas besoin d’aller bien loin pour rencontrer mes premiers fans. Ici même, dans ce coin un peu perdu du Costa Rica, j’en ai quelques-uns, à commencer par Javier, Isabella, la serveuse au Tropical Haven, la paillote qui appartient à Andrea et Daniel – Dan pour les intimes, le propriétaire duParaíso Perdido, l’un des deux seuls hôtels de la ville.

— Javier, nous sommes d’accord que je ne peux pas parler de notre copain baleineau à nos amis communs, n’est-ce pas ? 

Un sourire de connivence, puis un hochement de tête. Javier approuve sans la moindre restriction. 

— Tel que je vois les choses, ce qui se passe à Puerto Serena reste à Puerto Serena. 

Amusée par sa réplique, je pose affectueusement ma main sur son épaule. 

— Tu as parfaitement résumé la situation.

Andrea lève les yeux au ciel, mais rit avec nous. Seul Alejandro demeure très sérieux. 

— Tournée générale ! propose Andrea au moment où nous arrivons devant le Tropical Haven. 

— Ça tombe bien, ce sauvetage m’a donné soif, commente Javier. 

Alors que ma compagne retrouve sa casquette de propriétaire et patronne, nous nous installons à une table, les pieds dans le sable. Alejandro et Javier se font servir une bière, je reste fidèle à mon jus d’ananas.

 — Qu’est-ce qui ne va pas, Alejandro ? Je te sens un peu ailleurs.  

Les rides sur son visage buriné semblent soudain plus creusées. Après quelques gorgées d’Impérial, la bière du pays, il laisse tomber, d’une voix profonde, mais tranchante :

— J’ai un pressentiment. 

À côté de lui, Javier lève la tête de son téléphone portable. Quand son oncle fait ce genre d’annonce, il a toute son attention. 

— Comment ça ? 

— Quelque chose se dirige droit sur nous. J’ignore précisément quoi, mais je sens venir du changement.  

— Du changement positif ? 

— Je ne peux pas le dire.

Il reste silencieux et me fixe comme s’il en savait bien plus qu’il ne voulait l’admettre. 

— Tu ressens ça à cause de ce qui est arrivé à Playa Esmeralda ?  

Son regard bleu azur se détourne vers l’Atlantique avec qui il a une relation si particulière. De profil, je vois sa mâchoire se crisper. Instinctivement, ses doigts dont la peau calleuse trahit sa longue histoire avec les filets et les cordages grattent son menton. Sans pouvoir l’expliquer, je tressaille.   


CHAPITRE DEUX

*AVA*

À bord de l’avion qui me mène à San José, au Costa Rica, je scrute les graphiques et les plans que je connais sur le bout des doigts. Je maîtrise mon sujet par cœur, me souvenant de chaque mot que je prononcerai, de chaque argument, de chaque contre-argument qui pourrait m’être opposé. J’ai tout en tête jusqu’au moindre détail, et pourtant, je révise encore. Même si le dossier est prêt depuis des mois, je sais par expérience qu’il suffit d’un grain de sable au moment crucial pour que la machine s’emballe. Je ne veux pas que ce soit le cas ici. Ce projet est l’ultime test. Après, j’aurai fait mes preuves et montré à Hiroshi Tagaka que je suis digne de reprendre le flambeau. Il ne me reste plus que cette étape à franchir, et la présidence de la New Horizon Corporation sera à moi. Après sept ans d’un travail acharné et d’une loyauté presque sans faille, je serai à la tête de la compagnie hongkongaise numéro un dans l’hôtellerie de luxe. Maintenant que je touche au but, il est hors de question que j’échoue. Je ne le conçois d’ailleurs pas. En regardant à nouveau mes graphiques, je sens le goût de la victoire inonder ma bouche ; malgré moi, affleure à mes lèvres un sourire satisfait. Après tout ce temps, j’arrive enfin mes fins. Qu’il m’a fallu être patiente ! La patience est la plus grande des vertus, m’a inlassablement répété Mei Lin, ma confidente et mentore. On n’arrive en haut de l’escalier qu’en en gravissant les marches l’une après l’autre. Rien ne sert de courir. Tout vient en temps et en heure. Oui, d’accord. J’ai donc rongé mon frein en silence, cependant plus je vois mon objectif se rapprocher, plus je montre des signes de fébrilité. J’ai consacré ma vie à cette aventure, je veux maintenant que mes efforts soient récompensés.

Plus qu’un projet à mener à son terme, et ce sera chose faite. Il est en très bonne voie, alors, je suis confiante. Les autorités locales ont marqué leur accord, et le terrain est acheté depuis longtemps. Les premiers travaux pourront démarrer rapidement. En théorie, il n’y a aucune raison pour que la construction du New Horizon de Puerto Serena soit retardée. En pratique, je dois cependant veiller à ce que le cahier des charges soit respecté et que tout se passe selon les normes et conditions fixées en amont. Or je sais qu’il y a toujours quelques résistances de dernière minute, en particulier de la part de celles et ceux mis devant le fait accompli. Les locaux n’ont pas été consultés. Il y en aura forcément quelques-uns qui, comme d’habitude, seront réticents. Ils ne verront pas leur intérêt, ils préféreront la nature à l’emploi, ils s’opposeront par principe. J’aurai pour mission de les rassurer, de faire en sorte que toutes les tensions s’apaisent et que d’une manière ou d’une autre, les accords conclus soient mis en œuvre. J’ai une certaine marge de négociation pour le cas où, mais quoi qu’il arrive, cet hôtel sera bâti.

Je n’ai jamais failli, ce n’est pas cette fois qu’il en sera autrement. Depuis que je suis entrée à la New Horizon Corporation, je me suis montrée tellement efficace que je ne suis pas passée inaperçue aux yeux de la direction, et notamment de Hiroshi Tagaka. Ce dernier a remarqué mes talents de négociatrice, mais aussi mon ambition et ma dévotion. Si mon mariage avec Parker n’a duré que quelques mois, il n’a pas été inutile. Il m’a permis de me forger une identité et m’a ouvert les portes de cette grande compagnie. Aux yeux de tous, je suis Ava Sterling, l’ex-femme de Parker Sterling, l’ancien directeur financier de la New Horizon Corporation, aujourd’hui embauché par une société pétrolière dont le siège est à Sydney, et le bras droit d’Hiroshi Tagaka, le magnat de l’hôtellerie de luxe asiatique. Les gens n’ont pas plus d’information à mon sujet. Cette discrétion, je la cultive. Je ne tiens pas à ce qu’on fouille ma vie privée. Je sais par ailleurs que Tagaka apprécie ma pudeur. Il aime que le numéro deux de son empire ne fasse pas la une des magazines à sensation, comme c’est de plus en plus souvent le cas y compris dans le monde des affaires, et qu’elle ne vive que pour sa compagnie. Je crois qu’il se reconnaît en moi. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il m’a donné autant d’opportunités. S’il est désormais prêt à me passer le flambeau, c’est parce que je suis parvenue à gagner sa confiance. Avec moi aux commandes, la New Horizon Corporation est assurée d’être sur la bonne voie. Je me suis battue pour développer le concept de l’hôtellerie ultra chic hors du commun. Exit donc la France, la Suisse, le Maroc, Dubaï ou encore, les Maldives. Sous mon impulsion, nous avons construit deux New Horizon à couper le souffle, l’un en Islande, entre lagon privé, champs de lave et sources chaudes, et le second, dans une réserve sud-africaine à côté du parc Kruger. Au total, il existe six palaces New Horizon dans le monde, six concepts, tous plus luxueux les uns que les autres, situés dans des endroits totalement dépaysants, absolument exceptionnels. Si Tagaka s’est au départ montré sceptique, il a vite changé d’avis et compris que mon idée était géniale. Elle demandait certes du temps, des efforts et beaucoup d’investissements, mais le résultat et le taux de réservation ont confirmé que j’avais vu juste. Que j’étais une visionnaire.

Ce qu’il ignore, c’est que j’ai baigné dans cet univers toute mon enfance. J’ai vu et entendu mon père parler de ses projets. Je l’ai suivi comme son ombre quand il était à la maison, me faisant toute petite lorsqu’il s’enfermait dans son bureau, écoutant ses conversations téléphoniques, assistant à ses rendez-vous, dissimulée derrière un fauteuil ou le canapé, apprenant sans le savoir les ficelles d’un business qui de toute manière, aurait été le mien. Je suis l’héritière, je n’aurais certainement pas eu le choix. L’ironie du sort a fait que finalement, c’est moi qui ai décidé. J’aurais quand même bien aimé que les contours de mon destin se dessinent autrement que dans le sang. Que mes souvenirs ne soient que ceux, frivoles, des instants où mon père me repérait et, amusé, me faisait un clin d’œil et signe de me taire pendant qu’il menait des deals à plusieurs millions de dollars. Hélas, les choses ont pris une tournure bien plus dramatique. Mon passé est marqué au fer rouge dans ma mémoire. Les mauvais souvenirs ont supplanté les bons. Les images d’une jeunesse insouciante et heureuse ont cédé leur place à celles du cauchemar qui me hante presque toutes les nuits, me poussant à m’automutiler pour ne plus souffrir, à avaler des cachets, à me mettre la tête sous l’eau pour essayer de noyer mes pensées, avant, finalement, de me résoudre à la seule solution qui s’imposait si je voulais continuer à vivre : quitter mon pays natal et ce qui restait de ma famille. Fuir et tenter de renaître de mes cendres.

Le front collé au hublot de l’avion qui entame sa descente vers San José, je me sens terriblement impatiente. Encore une étape, plus qu’une, et ce sera la consécration : je dirigerai la New Horizon Corporation. J’entrerai dans la salle de réunion en tant que présidente, tout le monde se lèvera à mon arrivée, me saluera avec respect, se taira quand j’aurai quelque chose à dire, m’écoutera religieusement, approuvera mes décisions, les exécutera sans discuter parce que tout le monde saura qu’elles seront bonnes pour l’entreprise. Les membres du conseil d’administration et les actionnaires seront comblés au point que jamais ils ne remettront en cause mon mandat. J’aurai les mains libres et pourrai construire de nouveaux hôtels. Je pourrai être ce que j’ai toujours voulu être : la femme la plus importante dans le domaine de l’hôtellerie de luxe. La New Horizon Corporation changera alors de nom pour devenir The Andrews Company, et chaque resort s’appellera The Andrews. Quand j’en arriverai là, j’aurai enfin atteint l’objectif que je me suis fixé des années plus tôt en montant dans cet avion qui m’emmenait loin des États-Unis. J’aurai lavé l’affront, rendu au nom des Andrews ses lettres de noblesse, et pris ma revanche sur la vie et les hommes qui ont tout détruit. Il m’aura fallu près de vingt ans pour y parvenir, vingt longues années, semées d’embûches, de traversées du désert, d’obstacles, vingt années au cours desquelles j’ai souffert, menti, dissimulé, triché, mais peu m’importe. Pour arriver à mes fins, j’ai été prête à tout. Y compris à épouser un homme dans le seul but de changer de nom, moi qui pourtant ne l’ai jamais aimé. Seule Mei Lin soupçonne la vérité. Elle est la personne qui me connaît le mieux. Elle sait qui je suis, d’où je viens, quels sont mes projets, et ce qui m’anime. Si elle a peur pour moi, elle n’ignore cependant pas qu’il est vain d’essayer de m’arrêter ou de me dissuader ; elle ne peut que m’aider, en me guidant, en m’apportant un peu de cette sagesse, de ce recul, de cette compassion aussi qui me font si cruellement défaut. Quand je me montre trop implacable, dure, ou insensible, Mei Lin s’efforce de m’adoucir ou au moins, de me faire comprendre que mon attitude pourrait me conduire dans une impasse. Parfois elle obtient gain de cause, à d’autres moments, je suis obtuse. Quand c’est le cas, elle s’inquiète davantage encore. Elle redoute qu’à la tête de la New Horizon Corporation, je ne me laisse aveugler par mes émotions et ne finisse par me saborder moi-même. Il faut apprendre à écouter, Ava, ne pas camper sur ses positions, me martèle-t-elle alors. L’ego est ton pire ennemi. J’ai tendance à la regarder, l’œil vide, indifférent, puis à hausser les épaules. Je sais ce que je fais, Mei Lin. Mei Lin lève les bras en signe de reddition, mais elle revient à la charge un peu plus tard. Il arrive qu’alors, je sois plus disposée à l’écouter.

— À quoi songes-tu ?

Sa voix douce m’arrache à mes souvenirs. Presque à contrecœur, je quitte le hublot, la salle de réunion de la New Horizon Tower de Hong-Kong, et je rencontre les yeux en amande de mon amie chinoise. Je la trouve un peu fatiguée ces derniers temps, mais je ne m’y attarde pas. Mei Lin a été particulièrement sollicitée avec le projet Puerto Serena.

— Au moment où nous remonterons dans cet avion.

Je ne m’épanche pas davantage, Mei Lin saisit immédiatement mon allusion. Elle acquiesce lentement.

— Ne mets pas la charrue avant les bœufs, Ava. Tu ne dois pas t’emballer au prétexte qu’une fois rentrée, tu auras les commandes. Je sais à quel point tu es impatiente, je comprends, mais c’est précisément pour cette raison que tu dois redoubler de vigilance. Les erreurs fatales ont souvent été commises au moment où la victoire était à portée de main. Sur les champs de bataille, lors de grandes compétitions sportives, à l’occasion de la conclusion de contrats majeurs ou d’une élection politique… c’est toujours l’empressement ou la perte de sang-froid qui pousse à la faute. Sois plus maline.

— Je ne tomberai pas dans ce piège, sois-en certaine. Je n’ai pas l’intention de détruire ce pour quoi je me bats depuis si longtemps.

Mei Lin croise mon regard. Ma détermination est la même que celle qui m’animait le jour où j’ai fait sa connaissance, il y a dix-huit ans. J’arrivais à Hong-Kong, jeune, totalement perdue, mystérieuse aussi, et j’avais tout de l’écorchée vive. À l’époque, elle tenait un bar réputé dans le quartier de Soho, notamment pour ses spectacles de strip-teaseuses. Mei Lin m’avait recrutée, en manque de tout, à commencer par l’argent. Au fur et à mesure, le papillon est sorti de son cocon, les ambitions se sont révélées, tout comme l’esprit revanchard. Mei Lin, malheureuse de n’avoir jamais pu être mère, s’est prise d’affection pour la petite Américaine, totalement dépaysée que j’étais, mais si déterminée et volontaire que rien ne semblait effrayer. De strip-teaseuse, je suis passée à serveuse puis à barmaid avant de devenir son bras droit. Puis, j’ai rencontré Parker et cela m’a menée à la New Horizon Corporation et Hiroshi Tagaka. La jeune femme un peu perdue, bien que durement blessée par la vie, en voulait. C’est ce qui a plu à Mei Lin. Elle aussi s’est retrouvée en moi, elle qui a traversé les rizières de la Chine, qui n’est jamais allée à l’école, et a fini par y arriver. À quarante-trois ans, elle ouvrait son premier bar, à Hong-Kong. À soixante, elle en possède désormais trois qu’elle ne dirige plus qu’à distance puisqu’elle suit mon ascension, me guide, me conseille et surtout, veille sur moi.

— Je sais que tu n’as pas l’intention de commettre la moindre erreur, mais parfois, tu peux agir sous le coup d’une émotion que tu ne peux pas contrôler.

— Mei Lin, tu me connais mieux que ça.

Mei Lin hoche silencieusement la tête. Elle ne doute pas de moi, mais elle a un curieux pressentiment. Apparemment depuis plusieurs jours, elle se réveille en sueur, le cœur battant, avec la sensation d’étouffer. Elle ne parvient pas à déchiffrer clairement les signes, mais elle a la conviction profonde que ce voyage au Costa Rica ne sera pas aussi anodin que je le suppose.

J’ai beau la rassurer, elle est toujours angoissée. Pourtant, je sais que je ne gâcherai pas tout au dernier moment. Il ne me reste qu’une marche à gravir. Alors que les roues de l’appareil touchent la piste d’atterrissage, je me jure de la monter coûte que coûte.

San José n’est pour moi qu’une escale vers ma véritable destination. Après avoir récupéré mes bagages, je me dirige vers l’agence de location où j’ai réservé notre voiture avec chauffeur. Il s’appelle Leandro. C’est un homme assez petit, mince, les yeux rieurs. Il nous accueille d’un grand sourire, sa casquette sous le bras, se prenant au jeu même s’il a sa cravate dénouée sur un col de chemise entrouvert.

— Hola, mesdames. Bienvenue au Costa Rica.

Leandro nous salue joyeusement avant de nous indiquer le chemin vers le véhicule. Je lui réponds d’un vague signe de tête, Mei Lin lui rend son sourire. Dès que nous sortons de l’aéroport, la chaleur écrasante nous happe. Mei Lin dégaine son petit éventail, et je m’engouffre rapidement dans la voiture pour profiter de la climatisation. Je supporte assez bien la chaleur, même humide, mais après plus de vingt heures de vol et trois escales, j’ai hâte d’arriver à l’hôtel pour prendre une douche.

Sur le chemin, Leandro fait la conversation principalement avec Mei Lin. Je me réfugie dans mes pensées. À chaque nouveau tour de roue, un nœud se forme dans mon estomac. Rien d’anormal et cependant, il me semble qu’il est plus oppressant que les fois précédentes, certainement parce que l’enjeu est plus important. Refusant de laisser cette angoisse prendre le dessus, je récupère mon casque et mets de la musique pour me changer les idées. Depuis le fauteuil d’à-côté, ma voisine hausse un sourcil. Quand je me réfugie ainsi dans mon monde, c’est que je ne suis pas aussi tranquille que je veux bien le dire.

— Vous connaissez Puerto Serena ?

— Absolument pas, réponds-je distraitement à notre chauffeur.

— Alors vous allez adorer, c’est un vrai paradis. La nature par là-bas est d’une beauté sans pareille. Si vous aimez les randonnées, vous allez vous régaler. Ça va vous changer de là d’où vous venez !

— Sans aucun doute, murmure Mei Lin.

Après un moment, elle ferme les yeux, signifiant au chauffeur qu’elle ne souhaite pas non plus poursuivre la conversation. Elle sait que Puerto Serena a tout du paradis perdu, c’est bien la raison pour laquelle l’endroit a été choisi pour y construire un hôtel de luxe qui satisfera une clientèle exigeante qui ne regardera pas à la dépense. Leandro, dont le mantra pura vida est tatoué sur les phalanges, ne se vexe pas. Il monte légèrement le volume de sa musique et nous conduit en chantonnant sans plus nous importuner.

Quand nous arrivons dans les rues animées de Puerto Serena, nous ne passons pas inaperçues. Aucun véhicule n’est aussi gros et rutilant que le nôtre. Dans cette petite ville où les gens se déplacent davantage en deux roues, les têtes se retournent sur nous. J’ouvre l’œil. Le paysage que j’embrasse renforce mes convictions : Puerto Serena est un endroit parfait pour un nouveau New Horizon. Tout ce que mon regard accroche me séduit. Mon impatience, à nouveau, me fait trépigner.

— Vous voilà arrivées, siffle Leandro en se garant devant le Paraíso Perdido, le seul hôtel digne de ce nom dans les parages.

Pour le moment, songé-je. Leandro sort nos bagages du coffre et les roule jusqu’à l’intérieur.

— ¿Hola ?

Un homme se présente à la réception, aussi souriant et débonnaire que Leandro même s’il ressemble à un vieux hippie américain, le teint bronzé, les yeux bleus, les cheveux longs, blancs. Tous les deux se mettent à discuter en espagnol.

— Vous voulez que je vous serve de chauffeur et de guide la durée de votre séjour ? propose Leandro.

— Merci, ça ira comme ça. Nous saurons nous débrouiller.

Je lui tends quelques billets, le remercie une dernière fois avant de me détourner de lui. Il dit alors au revoir à Mei Lin, puis s’éclipse. Il prendra le bus pour rentrer à San José.

— Soyez les bienvenues à Puerto Serena. Mon nom est Daniel, ou Dan, comme vous préférez. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-le-moi savoir.

— Nous n’y manquerons pas, assuré-je, un peu tendue maintenant que les choses se précisent pour de bon. Pour le moment, nous souhaiterions surtout voir nos chambres.

Sans discuter, l’homme glisse mon sac sur son épaule et empoigne nos valises avant de nous précéder devant l’escalier. Il s’arrête une première fois pour indiquer la chambre de la Mei Lin, puis une autre.

— Vous avez fait un sacré long voyage pour venir chez nous. J’espère que mon modeste hôtel vous conviendra, formule-t-il en me révélant sa dentition un peu jaunie.

Je hoche simplement la tête. Quand je referme enfin la porte, je soupire. Nous sommes très loin du luxe auquel je suis accoutumée, mais cela fera l’affaire. Il y a tout le confort et une jolie vue sur l’océan. Un long moment, je demeure à la contempler, puis je ferme les yeux et inspire profondément. Papa, nous y sommes presque.


CHAPITRE TROIS

 * RILEY *

Le bruit court que Manuel Mendoza, le maire de Puerto Serena, va donner une conférence de presse plus tard dans la soirée. La dernière fois qu’il a organisé un tel événement, c’était pour les élections municipales. Comme beaucoup de gens en ville, je m’interroge donc.

— Tu sais quelque chose ? demandé-je à Andrea pendant qu’elle nettoie et range ses verres à cocktail.

Si je suis curieuse, elle l’est encore plus. Et son travail la place en première ligne pour recevoir confidences et news croustillantes. Beaucoup d’habitués viennent en effet se désaltérer au Tropical Haven, la seule paillote du coin.

— Cela pourrait avoir un rapport avec l’arrivée en ville des deux nanas qui sont descendues chez Dan. Elles ne sont apparemment pas passées inaperçues.

— Ah comment ça ?

— La plupart des gens débarquent à Puerto Serena en autostop ou en bus. Elles, elles étaient en grosse berline avec chauffeur, comme des VIP.

Sa dernière remarque pique la curiosité.

— Quel genre de VIP pourrait-on accueillir à Puerto Serena ? Honnêtement ? Nous ne sommes ni un spot à la mode pour chanteur populaire ni un repère de milliardaires.

Andrea interrompt son geste, prend le temps de réfléchir, puis hausse les épaules.

— Je suis comme toi, babe, je n’en ai pas la moindre idée.

Peut-être qu’en d’autres circonstances, je n’y accorderai pas autant d’importance, mais après ce que m’a dit Alejandro, je trouve la coïncidence plus que troublante. Quelque chose se dirige droit sur nous. Je ne sais pas exactement ce que c’est, mais je sens venir du changement. Et s’il avait raison ? Et si ce quelque chose avait un rapport avec ces deux femmes ? Préoccupée, je me laisse glisser hors du tabouret de bar.

 — Où vas-tu ?

— Voir Dan. Je devais de toute manière lui apporter son cadeau d’anniversaire. J’en profiterai pour me renseigner sur ses nouvelles clientes.

— Riley, crois-tu que ce soit ton rôle ? Si cela t’intrigue, rends-toi plutôt à la conférence de presse.

— J’y compte bien, assuré-je. Mais je n’aime pas les surprises, je préfère y aller en sachant déjà à quoi m’attendre.

Andrea lève les yeux au ciel. Je passe derrière le comptoir pour l’embrasser puis rentre à la maison récupérer le coffret collector de Ruins of the Past.

À trois rues seulement du Tropical Haven se trouve le Paraíso Perdido, un endroit que je chéris tout particulièrement. Il appartient à mon ami Daniel et reflète totalement sa personnalité et ses goûts. Chaleureux, peint dans des couleurs vives, l’hôtel met en avant ses plus grandes passions : le football et la lecture. Les murs jaune canari sont couverts de posters et de cadres à la gloire de son épique favorite, tandis que deux imposants meubles en bois sombre abritent une collection éclectique de romans, allant des classiques intemporels aux œuvres locales moins connues. Pour moi comme pour beaucoup d’autres, le Paraíso Perdido n’est pas qu’un simple hôtel. C’est un lieu unique où les amateurs de lecture peuvent acheter, emprunter et échanger des livres, voire même se plonger dedans en savourant un délicieux café frais. Il fait office à la fois de bibliothèque et de librairie, devenant ainsi un incontournable pour nous tous. Et pour Dan, veuf à soixante-deux ans, c’est une occasion en or, de rencontrer toujours plus de monde.

 — Hola, Dan ! 

Aujourd’hui, il y a match. Sans grande surprise, il est déjà en train d’écouter les pronostics. Il abandonne néanmoins son téléphone pour m’accueillir à bras ouverts.

Hola, ma petite. Comment ça va ?

—Tiens, c’est pour toi.

Quand je lui offre son coffret, les yeux de mon ami se mettent à briller. Je n’aurais imaginé être capable de provoquer une telle émotion.  Je connaissais le pouvoir des mots, mais que ce soit les miens, que ce soit mes écrits qui amèneraient un jour des larmes sur les joues d’un homme de soixante-deux, ça non. Voir Dan aussi touché fait trembler mon cœur.  

— Joyeux anniversaire, Daniel. 

Gracías, petite, répond Dan, la voix tout éraillée. 

Quand il m’ouvre ses bras, j’accepte, un peu à reculons, de m’y réfugier. Je me sens cependant terriblement gauche et maladroite tant j’ai perdu l’habitude des câlins. Les contacts humains, l’affection, je ne connais plus depuis longtemps. C’est peut-être pour cette raison que je m’entends aussi bien avec Alejandro. Il a ce côté bourru qui me convient davantage que les marques de tendresse de Dan. Sans doute parce qu’il n’a jamais été marié et n’a pas eu d’enfants. Daniel, lui, a vécu le grand amour avec Maria, morte il y a deux ans d’un cancer. Sophia, sa fille habite à Orlando, en Floride. Elle lui donne régulièrement de ses nouvelles, et ça lui va. Je n’ai pas l’impression qu’il soit malheureux ou amer. Au contraire, même s’il vit seul, il est très entouré, avec ses amis et ses livres, il a son hôtel et ses journées sont bien remplies. Dan a adopté depuis longtemps le mode de vie costaricien. La pura vida ; il prend choses comme elles viennent et sait apprécier l’instant présent. Pour autant que j’en juge, Alejandro ne se plaint pas non plus de son sort. Il a une grande famille, plusieurs frères et sœurs, des neveux et des nièces, mais hormis Javier, il n’est proche de personne. Il a aussi une petite copine, qu’il voit en dilettante. Il me fait rire. Je crois que sa vraie maîtresse, celle qui a pris possession de son cœur, c’est la mer. Les humains n’ont qu’une place secondaire dans sa vie. Le plus drôle c’est que personne ne s’en offusque, ni sa famille ni son amoureuse. Tout le monde l’accepte tel qu’il est. Peut-être parce qu’il est l’héritier des Kootirù  et qu’à ce titre, on le respecte et lui fiche la paix, ou parce que la pura vida, ça veut aussi dire tolérance. Je ne sais pas. Je trouve que c’est bien, ce vivre et laisser vivre. Personne n’est lésé finalement. Sauf peut-être Miranda. Est-ce que ça me plairait, moi, d’être la petite copine de quelqu’un que je ne vois pas souvent et dont je ne suis pas la priorité ? Quand je songe à ma relation avec Andrea, je réalise que je ne suis pas loin de ressembler à mon ami. Si j’ai de tendres sentiments pour elle, je ne suis pas non plus folle éprise. Je ne l’ai jamais été et je doute de l’être un jour. Je crois vraiment qu’il y a des êtres qui sont faits pour ce type d’émotions et que je ne suis pas de ceux-là. Je ne suis pas faite pour le cœur qui bat vite et tout ce qui va avec. J’aurais pu apprendre, pour peu que mes débuts aient été moins merdiques. Si les gens puis l’océan ne m’avaient pas volé ma mère, si le chagrin et l’alcool ne m’avaient pas pris mon père, si les foyers d’accueil ne s’étaient pas montrés plus intéressés par l’argent que par mon bien-être, sans doute que j’aurais pu. À la place, j’ai appris à écrire des histoires de fin du monde, de destruction, de romances impossibles, et je ne m’en porte pas plus mal. Je dois reconnaître que je m’en tire même plutôt bien. Je n’ai pas envie de changer ce que j’ai pour une histoire banale qui ne m’emmènerait nulle part sinon vers une douloureuse désillusion. Au moins, quand j’écris, c’est moi qui contrôle le sort de chacun. Je peux décider de qui vivra ou mourra. Qui sera sauvé. Qui souffrira.

Ce pouvoir-là est irremplaçable. 

— À ce qu’il parait, tu as des clientes qui sortent de l’ordinaire ? fais-je quand il relâche son étreinte. Il hoche la tête. À quoi ressemblent-elles ?

Son œil s’étrécit.

— Petite curieuse.

— Je plaide coupable.

Il se met à rire, j’en fais autant.

— Elles ont tout des filles de la ville.

On voit que Dan lit des romans à longueur de journée. Il sait tenir son audience en haleine.

— Mais encore ?

— Tu veux des détails ?

L’impatience me gagne.

— Oui !!! Mendoza donne une conférence de presse tout à l’heure, et je suis presque sûre que ça a un rapport avec elles.

Cette fois, c’est moi qui suscite son intérêt. Instantanément, Dan renonce à jouer les maîtres du suspense.

— Je ne sais pas grand-chose, petite. Elles ont réservé leur chambre depuis Hong-Kong, pour trois semaines. Elles n’ont pris excursion. Le véhicule a été loué à l’aéroport de San José. Je n’ai pas plus d’information que celles-là, si ce n’est qu’elles ont l’air pressé, sophistiqué, et même, un peu snob. Au premier regard, je dirais que ce sont des femmes d’affaires.

— Hong-Kong ?

Durant mes années d’errance, j’ai fait un passage éclair dans l’ancienne colonie britannique. Je me suis vite sentie oppressée par les tours, la foule, l’atmosphère ambiante.

— Oui, tu imagines ? Moi qui pensais que notre paradis était perdu, j’ai la sensation qu’il est au contraire découvert par de plus en plus de monde. 

Dan fait partie de ceux qui ont bâti Puerto Serena. Quand il s’y est installé, ce n’était qu’un banal petit village de pêcheurs totalement inconnu. Il a débarqué un jour, avec sa planche de surf et son désir de vivre au milieu de la nature ; il est tombé amoureux de l’endroit, amoureux de Maria, et n’est jamais reparti. Ensemble, ils ont eu une fille, Elena, et l’hôtel qu’ils ont baptisé Paraíso Perdido. À l’époque, ce n’était qu’une construction en bois un peu bancale, avec deux chambres pour dépanner les gens comme lui. Depuis, Puerto Serena s’est agrandie et la bâtisse a pris forme. Si Dan a conservé l’enseigne, cela fait un moment qu’il envisage de la changer.

—  La faute à une certaine romancière qui se met constamment en avant sur les réseaux sociaux… oups.  

— Tu n’y es pour rien, Riley. Les gens viennent parce qu’ils sont curieux, et restent une fois qu’ils ont eu le coup de foudre. Je sais comment ça se passe, je l’ai vécu.

— Tu penses que ces deux-là tomberont amoureuses et ne partiront plus ? 

Ses yeux se plissent. 

— Qui voudrait repartir d’ici, peux-tu me le dire ? 

— Je ne connais personne, affirmé-je, catégorique. 

Mue par un réflexe que je ne parviens pas à réprimer, je dépose un rapide baiser sur sa joue. Quand je le sens qui me caresse le dos, je deviens si vulnérable que je recule et me racle la gorge pour me ressaisir. Il n’y a vraiment que dans ce pays que j’éprouve toutes ces émotions, une réelle tendresse pour Andrea, une amitié sincère pour Alejandro, et cette affection presque filiale pour Dan. Tous les trois sont ce qui s’apparente le plus à une famille à mes yeux, un mot que j’ai banni de mon vocabulaire depuis mes seize ans.  

— Je ne suis pas certain de vouloir que cette ville perde à ce point son âme, marmonne Dan. Dans quelques années, Puerto Serena ressemblera à Playa del Carmen si ça continue. 

L’image me fait rire.

— Arrête tes prophéties, on dirait Alejandro. 

— Dios Mio, non ! Mon ami est un Kootirù, quand il parle, il faut l’écouter. La sagesse de ses ancêtres coule dans ses veines. 

Son sérieux me rend le mien.  Voir à quel point Alejandro est respecté est une chose qui me surprendra toujours un peu. Ailleurs, on le prendrait pour un fou avec ses prédictions et ses visions. Ici, non. C’est aussi pour cette raison que ce qu’il m’a annoncé trotte dans un coin de ma tête.

— Tu vas à cette conférence ?

— Bien entendu et toi ?

Dan croise mon regard avant d’acquiescer.

— On dirait que ça va être important, pas vrai ?

— Je voudrais que ce ne le soit pas.

Il rit, me prend affectueusement par les épaules.

— Mendoza va peut-être nous annoncer l’ouverture d’une bibliothèque municipale.

— Mon avis sur la question est mitigé. D’un côté je trouverais super qu’un endroit soit consacré aux bouquins d’un autre, j’aime l’idée de passer au Paraíso Perdido pour y découvrir ma prochaine lecture. Ça me permet de discuter avec toi plus souvent.

— Tu n’as pas besoin d’une raison pour venir me voir, petite.

— Je sais, formulé-je tout émue, mais…

Dan me serre dans ses bras comme s’il avait deviné mes mots.

— Tu veux que je te dise ? Je suis d’accord avec toi, une bibliothèque me ferait une concurrence particulièrement déloyale.

Je pouffe de rire avant d’avoir une soudaine idée qui me fait presque sursauter.

— Hey, attends une seconde… Comment s’appellent ces deux femmes ? Peut-être que si nous découvrons qui elles sont, nous en apprendrons davantage sur la raison de leur venue à Puerto Serena ?

Dan lève un doigt dans ma direction.

 — Je comprends mieux pourquoi dans tes romans il y a toujours une intrigue policière sacrément bien foutue. Tu as ça dans le sang.

— Nan, répliqué-je en riant à moitié. J’ai regardé trop de séries à la télévision quand j’étais petite. Elles me sont montées à la tête.

Tous les deux, nous nous dirigeons vers la réception et son ordinateur d’où il consulte ses réservations. Il n’en a pas beaucoup ; l’hôtel qui a dix chambres n’en a que quatre d’occupées.

— Alors, voyons… Ava Sterling et Mei Lin Cho, me révèle-t-il après trois clics.

Sans attendre, je fais ma première recherche sur Internet, et souris.

— Mei Lin Cho. Reine des nuits sulfureuses hongkongaises…

— Je te demande pardon ?

— Non, je plaisante. Enfin, pas tant que ça. Il n’y a pas grand-chose à son sujet, seulement qu’elle est associée à des bars le Red Roof, le Blue Top et le Green Light – j’aime bien les noms. Tiens, voilà un avis, il a été rédigé par un voyageur venu de Sydney qui a fait un stop au Green Light : bar destiné à des hommes d’affaires de passage à Hong-Kong : ambiance sympa, accueil excellent, prestation de qualité, passée une certaine heure, on nous propose un spectacle d’effeuillage de demoiselles chaud, mais haut de gamme. Un divertissement osé, mais très agréable pour un homme seul.

— Eh bien, voilà qui pimente l’apparence de miss Cho, commente Dan en éclatant de rire.

Tout comme moi, il n’en revient pas.

— Je lui trouvais un air particulièrement rigide et sec avec son tailleur et son chignon. Personne ne fait autant d’heures de vol et n’arrive à Puerto Serena tiré à quatre épingles comme elle. Maintenant, que je connais l’envers du décor, c’est plutôt comique. Sous son apparence très collet monté, ma cliente cache finalement bien son jeu.

— Je reconnais que c’est assez surprenant. Des boîtes de strip-tease… Si cela se trouve, elles sont là dans le but d’en ouvrir une !

Mes yeux s’arrondissent d’incrédulité et de stupeur. J’ai du mal à imaginer que mon havre de paix soit entaché par quelque chose d’aussi sordide. Il y a des bars ici, le Tropical Haven, même une petite boîte de nuit un peu à l’extérieur de la ville, mais rien qui de près ou de loin puisse être qualifié de bar de strip-tease. La prostitution n’est pas un sujet à Puerto Serena, du moins, pas à ma connaissance, or je ne me fais aucune illusion, ce type d’établissement, derrière un mot comme spectacle, masque ce genre de pratiques. J’ai vécu à Hong-Kong et en Thaïlande suffisamment longtemps pour le savoir.

— Pitié, j’espère que ce n’est pas la grande nouvelle de Mendoza. Cette fois, ce sera vraiment la fin du paradis perdu.

Dan me dévisage avec tellement de tristesse que je me promets de faire ce que je peux pour éviter qu’un tel projet ne se réalise. Après tout, Mendoza est un élu, nous sommes les habitants de Puerto Serena. Nous avons notre mot à dire. Si nous refusons que ce genre de chose arrive, nous pouvons nous y opposer. Nous en avons le droit. J’irais même plus loin, nous en avons l’obligation. Il est hors de question que notre si bel endroit soit sali.

— Comment s’appelle l’autre femme ? demandé-je en sentant une colère diffuse s’emparer de moi.

J’ai la conviction que la conférence de presse ne va pas me plaire. Instinctivement, je devine que l’annonce de Mendoza va créer des remous, du changement. Qu’il y aura un avant et un après son intervention. Que les choses ne seront plus pareilles. Alejandro, j’espère vraiment que ce changement dont tu m’as parlé est quelque chose de positif!

— Ava Sterling.

Internet n’est pas plus loquace à son sujet qu’il ne l’est au sujet de Mei Lin Cho. Pas de compte sur les réseaux sociaux, pas de photos, rien. Seules deux lignes attirent mon attention. Il pourrait s’agir de quelqu’un d’autre – sans image pour confirmer, la coïncidence est possible, mais deux Ava Sterling habiteraient Hong-Kong ? J’en doute.

— Merde, soufflé-je en fixant mon écran, livide.

Dan m’observe, subitement inquiet.

— Quoi, ma petite. Qu’as-tu découvert ?

Le pot aux roses. D’une voix blanche, je lis :

Ava Sterling, directrice générale de The New Horizon Corporation, entreprise hôtelière hongkongaise qui gère et exploite la franchise New Horizon Hotels & Resorts, des complexes hôteliers de luxe situés en Asie et dans le monde.

— Putain.

Je constate que Dan tire les mêmes conclusions que moi.  

— Il faut absolument assister à cette conférence de presse. J’avertis Andrea.

— ¿ Sí, babe?

— Dan et moi nous doutons de ce que Mendoza va nous révéler.

— Ah oui ?

— Tu te rappelles les prédictions d’Alejandro ? Quand il a dit que quelque chose nous arrivait droit dessus ? Andrea, il a raison. Et je crois que nous n’allons pas du tout aimer. Je pense que nous allons devoir nous battre pour que le projet du maire n’aboutisse pas si nous tenons à ce que Puerto Serena reste tel qu’il est.

Babe, de quoi tu parles à la fin ?

L’anxiété dans sa voix est palpable. Je suis également inquiète. J’ai mis tellement de temps à me sentir bien quelque part, je refuse que des inconnus viennent tout détruire. Tout comme je ne veux pas que des bulldozers s’attaquent à la jungle qui nous entoure, qu’ils rasent tout, chassent les singes hurleurs et les oiseaux et bétonnent. L’idée suffit à m’arracher quelques larmes. Mon havre de paix est menacé. Je le sens désormais jusqu’au plus profond de moi et ça me fait peur.

— J’ai dans l’idée qu’ils vont construire un complexe hôtelier à Puerto Serena, Andrea. Un truc immense qui attirera les foules. Je crois que c’est l’annonce que souhaite nous faire Mendoza. Et je suppose que les femmes qui sont arrivées en ville sont celles qui doivent mener à bien le projet.

Andrea garde le silence, probablement que la nouvelle est un choc aussi pour elle.

— Tu penses qu’ils vont nous expulser pour construire leur hôtel sur nos maisons ?

Rien que d’entendre sa question, un liquide froid me parcourt les veines et me tétanise.

— Je n’en ai aucune idée. Ça se pourrait. Je sais qu’ils ont de gros moyens bien souvent, et qu’ils sont capables de tout. S’ils ont choisi notre ville, ils ne vont pas se contenter d’un non merci de notre part. D’autant qu’ils ont probablement déjà Mendoza dans la poche. Il va falloir s’organiser, s’opposer au projet… moi, assuré-je fermement, je ne bougerai pas. Et je sais sans même le lui demander, qu’Alejandro fera de même. Tu l’imagines quitter Puerto Serena ? Où pourrait-il bien aller ?

— Hey, babe, ne commence pas à élaborer un scénario de fin du monde, tu veux bien ? Il n’est pas question d’un de tes romans, là. Nous sommes dans la vraie vie. Attendons cette conférence de presse avant de prendre la moindre décision.

En face de moi, Dan hoche la tête. Il a entendu ce qu’a dit Andrea et partage son avis. Je respire alors un bon coup et calme mes ardeurs ainsi que le flot de pensées erratiques qui s’achoppent dans mon cerveau.

— Allons voir de quoi il est question exactement, soufflé-je en raccrochant.

Je me sens penaude. J’ai toujours eu tendance à dramatiser, à imaginer le pire. Je sais d’où cela me vient, mais j’avais cru qu’avec le temps et l’écriture pour catharsis, j’aurais été moins encline à paniquer à chaque annonce un peu bouleversante. Dépitée, je constate que ce n’est pas le cas. 


CHAPITRE QUATRE

* AVA *

Dans quelques instants je vais annoncer aux habitants de cette ville la construction du prochain New Horizon. Après trois ans de recherches intensives et d’un travail acharné, nous aboutissons enfin. J’ai hâte de voir les bulldozers raser les arbres qui encombrent encore les lieux sur lesquels s’érigera le superbe hôtel que j’ai imaginé pour une clientèle triée sur le volet qui en restera bouche bée. Comment la population va prendre la nouvelle demeure le grand point d’interrogation.

— Mendoza ? Il n’est question que d’un hôtel grand luxe aux normes environnementales sans pareilles qui sera construit sur un terrain privé. Vous n’avez pas vraiment de raison d’être fébrile.

L’homme tente de se montrer sûr de lui derrière sa grosse moustache, mais je le devine très peu serein. Je n’aime pas ça. Rien ne justifie qu’il soit aussi peu à l’aise. Quand nous sommes venus le rencontrer, que nous avons exposé notre projet, que nous avons négocié et acheté l’île, il n’a pas tiqué. Il a évoqué le cadre naturel, et souligné le risque que quelques-uns parmi les habitants de Puerto Serena ne partagent pas notre vision, mais j’ai eu tôt fait de le rassurer. Tous nos New Horizon sont d’une indéniable beauté, et tous se fondent magnifiquement dans leur décor. Cela a toujours été l’une de nos principales préoccupations. Certes, nous endommageons en partie un écosystème, mais nous en reconstruisons un nouveau. Nous replantons, reboisons, rendons à la nature d’une main ce que nous lui prenons de l’autre. C’est probablement là, ce qui nous différencie de bien de nos concurrents. Au moment de valider le projet, Mendoza était tout sourire, tout confiant, ravi de faire affaire avec la New Horizon Corporation. Il n’était plus inquiet. Maintenant que c’est le grand jour, il semble hésiter. Serait-ce qu’il appréhende de se présenter devant ses administrés comme un étudiant au moment de passer un oral ? Pourtant, il ne devrait pas. Puerto Serena est une petite ville de deux mille habitants. Il ne risque pas de créer un bouleversement international, ou de mettre un pays à feu et à sang parce qu’il va révéler qu’un superbe, qu’un magnifique et luxueux hôtel sera bientôt construit dans le coin, leur apportant de toutes nouvelles perspectives de croissance et de développement. Au contraire, il devrait être fier de ce qu’il s’apprête à réaliser pour sa ville et ses administrés. Il va les sortir de l’ombre. Mais il n’a jamais fait ça, c’est une première pour lui et il est stressé.

— Allez, Mendoza, c’est à vous de jouer, l’encouragé-je alors qu’il se présente devant un micro.

Le léger brouhaha qui montait de la petite foule se tait presque instantanément. Mendoza prend une profonde inspiration avant de sortir un papier de sa poche pour le lire.

— Mes concitoyens de Puerto Serena, je vous remercie d’être présents aujourd’hui. J’ai convoqué cette conférence de presse pour partager une annonce cruciale concernant l’avenir de notre belle ville. Voilà plusieurs mois, nous avons été approchés par Mme Ava Sterling de Hong-Kong, nous exprimant l’intérêt de sa société pour un projet d’hôtel de luxe sur Isla Serenidad. Après l’avoir écouté, aux termes de longues semaines de négociations, nous sommes arrivés à la conclusion que le projet qu’elle nous a soumis était tourné vers le futur et serait bénéfique à toute notre communauté. C’est pourquoi, j’ai personnellement validé et la vente et le permis de construite. Grâce à cet argent, nous allons pouvoir développer Puerto Serena et assurer une plus grande préservation de la jungle et du littoral.

— Quoi ? Comment une telle opération a-t-elle pu être possible alors que personne n’a été consulté ?

Des voix s’élèvent d’un peu partout. Des grondements, des regards inquiets.

— La ville est propriétaire de Isla Serenidad et en a la libre jouissance, señora Spencer. Tant qu’il y a va de l’intérêt commun. Or ce projet, soutenu par d’importants investissements, promet de générer des revenus considérables. Les retombées en termes d’emploi, de développement y compris de nos infrastructures, et de croissance sont inimaginables. Puerto Serena va devenir une destination exclusive pour un tourisme de luxe.

Quelques mains se lèvent, le maire les calme d’un geste.

— Je comprends vos préoccupations, croyez-moi. Il est important de préserver notre environnement, et je vous assure que tout sera fait avec cet objectif en tête. Des mesures strictes seront mises en place pour minimiser les répercussions sur l’écosystème, des engagements ont d’ores et déjà été pris. Soyez assurés que la biodiversité d’Isla Serenidad sera respectée…

— Attends une minute ! crie un homme. Tu nous garanties beaucoup de choses, Manuel, mais comment vas-tu concrètement garantir que la construction de cet hôtel et l’arrivée de ces touristes n’auront pas d’impact sur la vie marine, en particulier, sur celle des tortues qui viennent pondre sur l’île ? Tu n’ignores pas qu’Isla Serenidad est une zone de nidification importante pour elle.

Les regards convergent vers cet homme ; certains hochent la tête. Mendoza se racle la gorge. Sentant le vent tourner, je n’attends pas qu’il perde le contrôle de la conférence de presse, j’interviens.

— Il est évident que les tortues marines conserveront leur endroit pour pondre en toute sécurité ; nous n’y toucherons pas. Bonjour, je m’appelle Ava Sterling. Je représente la société New Horizon Corporation, et je suis là pour conduire le projet dont vous a parlé votre maire et répondre à toutes vos questions. Je tiens sur ce point à vous tranquilliser. Nous voulons mener cette aventure avec vous, main dans la main. Alors si vous avez la moindre inquiétude, je vous en prie, faites comme ce monsieur…

— Alejandro, me coupe une femme aux cheveux roses qui se lève à son tour. Il s’appelle, Alejandro.

— Faites comme monsieur Alejandro, exprimez-vous. Je suis ici pour vous rassurer autant que pour veiller à ce que le chantier démarre dans les meilleures conditions possibles.

— Si tel était vraiment le cas, poursuit cette femme, pourquoi ne pas avoir pris la peine de nous consulter en amont ? Vous auriez pu nous demander notre avis et savoir quelles étaient nos préoccupations au sujet d’Isla Serenidad avant d’acheter l’île et de nous placer tous devant le fait accompli.

Je souris de sa naïveté.

— Comprenez que les affaires ne se mènent pas de cette manière. Sinon, rien ne serait jamais conclu. Un minimum de confidentialité est requis. Mais maintenant que nous sommes prêts à discuter du projet, c’est avec joie que nous le faisons.

— Je trouve que c’est un peu tard.

— Je suis d’accord, abonde Dan, notre hôtelier.

Plusieurs personnes acquiescent ; je ne bronche pas. Rien ne me surprend dans leurs réactions. J’ai déjà vécu tout ça. J’ai même connu pire. Des opposants vraiment très hostiles, qui menaçaient à tout va, mais quand la machine est lancée, ils ne peuvent plus l’arrêter.

— Les tortues ont besoin de cet endroit pour pondre leurs œufs. Elles n’iront nulle part ailleurs.

— J’entends votre inquiétude, Alejandro. Je vous promets que nous ne toucherons pas à la zone en question.

— Ce sont les tortues qui décident de l’endroit parfait pour elles. Elles creusent où bon leur semble. Isla Serenidad n’a pas des kilomètres et des kilomètres de plage, comment allez-vous déterminer la zone de conservation qui leur sera réservée ?

 — Nous tiendrons compte de la période de nidification. Certaines plages seront balisées durant ce laps de temps.

— Je vois mal comment vous allez annoncer à votre très distinguée clientèle qu’elle ne peut pas se faire dorer la pilule parce que des tortues vont venir pondre leurs œufs sur le sable qu’elle convoite. Au prix où vous allez lui faire payer le séjour, elle risque de tiquer.

L’ironie mordante fait rire tout le monde, sauf moi. J’essaie malgré tout de n’en rien laisser paraître et garde un sourire de façade plaqué sur mes lèvres.

— Je vous remercie pour votre intervention, madame ?

— Spencer. Riley Spencer.

Riley Spencer. Ce nom me heurte comme si j’avais été percuté par un trois tonnes. Pourtant, il est peu probable que cette femme en short en jean et cheveux roses soit la Riley Spencer de mon enfance. Mais rien que d’entendre ce nom, je suis projetée dans le passé, ramenée à une époque où ma vie a basculé, où les rires se sont transformés en larmes, où les rêves se sont changés en cauchemars. Et où l’amour a laissé place à la haine. Riley Spencer. Figée, comme pétrifiée, je demeure sans voix, fixant cette inconnue qui me force à faire un long retour en arrière. J’en ai perdu ma belle assurance, mon aplomb, mon professionnalisme. Mes jambes deviennent molles, elles menacent de ne plus me soutenir. Mon cœur bat fort à mes tempes, mon sang se glace. Spencer. Un nom de famille qui me fait horreur. Un nom qui a pour moi le goût de la chute et de la mort. Bon Dieu que je hais ce nom et tout ce qu’il m’évoque !

Je fais de mon mieux pour me ressaisir. Je suis au beau milieu d’une conférence de presse, en pleine annonce, en train de jouer ma place, je ne peux pas me permettre de laisser les fantômes du passé me pousser à la faute. Alors je les chasse violemment de ma tête, prends sur moi pour affronter cette femme et lui répondre, aussi précisément et rapidement que possible :

— Nous ouvrirons des consultations publiques pour que chaque habitant de Puerto Serena puisse nous partager ses appréhensions. De cette manière, nous saurons quels sujets vous tiennent vraiment à cœur et lors d’une grande réunion, nous vous les aborderons.

— Hum… Joli écran de fumée qui cache une erreur de timing de la part du maire.

— Je pense que monsieur Mendoza est au fait de la législation de sa ville et de son pays, madame Spencer. S’il a signé et cédé à notre compagnie Isla Serenidad, c’est bien qu’il en avait le droit. Aujourd’hui, la New Horizon Corporation est bel et bien propriétaire de cet endroit, alors le mieux que nous pouvons faire, pour vous, pour tout le monde, est de montrer une bonne volonté collective. Notre intention n’est absolument pas de dénaturer l’île ou de détruire la faune et la flore locale. Je vous propose donc de travailler conjointement. Tous les spécialistes, tous ceux qui peuvent contribuer à une meilleure connaissance du lieu sont évidemment les bienvenus.

 Du coin de l’œil, je remarque que les gens approuvent mes suggestions. Cet homme semble faire partie de ceux qui comptent par ici. Il a du poids, de l’influence. Il me le faut donc de mon côté. Quant à cette Riley Spencer, qui qu’elle soit… rien que de mentionner son nom, j’en ai la chair de poule. Il va falloir que j’en aie le cœur net et m’assure qu’elle n’est pas celle de mes souvenirs.

Lorsque Mendoza et moi en avons terminé, de nombreuses mains se lèvent. J’ai l’impression que les gens par ici s’impliquent davantage dans la vie locale. Est-ce bon signe ? Je ne le sais pas encore, mais je suis néanmoins obligée de rester aux côtés du maire pour vérifie qu’il ne commet aucun faux pas. Après ses quelques hésitations du début, il a repris ses esprits et le contrôle de sa conférence. Finalement, il connaît bien son dossier et s’en sort convenablement. Il répond aux questions, se montre soucieux des tortues marines, et promet que le New Horizon n’apportera que du positif, à tout le monde. Malgré quelques sceptiques, j’ai la sensation que la majorité des gens présents sont désormais plus intrigués que résolument opposés au projet.

Les moins enthousiastes sont tous réunis au même endroit. Le dénommé Alejandro, le vieux hippie qui tient l’hôtel dans lequel Mei Lin et moi séjournons, Riley Spencer, et quelques autres, pour la plupart, des Costaricains certainement un peu dépassés. Je ne me fais pas de soucis, avec le temps ils se feront à l’idée.

Mais cette Riley Spencer… je n’arrive pas à me détourner d’elle. Je veux croire que ce n’est pas elle, mais mon intuition me dit le contraire. Ses yeux peut-être. Ou la forme de son visage.

— Ava ?

Mei Lin s’est approchée de moi, me sortant de mes pensées. Je la fixe comme si je la voyais pour la première fois.

— La conférence est terminée. On s’en va.

Elle ne me laisse pas l’occasion de répliquer. Elle me saisit par le bras.

— Je sais ce que tu penses, mais je doute que cette personne ait un lien quelconque avec la famille Spencer.

— J’ai l’impression inverse. Mei Lin, elle ressemble à sa mère. Les yeux, la forme du visage… on dirait vraiment l’autre.

— Elle était jeune à l’époque, non ?

— Elle avait seize ans, oui. Elle en a aujourd’hui trente-quatre. Si jamais c’est elle…

La haine se manifeste d’un seul coup. Elle brûle mon ventre, mes veines, mon cerveau, mon cœur. Elle déforme ma bouche, me fait serrer le poing. À chaque nouvelle seconde qui passe, les souvenirs resurgissent l’un après l’autre surface. J’ai tellement maudit ce nom. Et voilà que, près de vingt ans plus tard, il réapparaît dans ma vie. Quelle ironie !

— Ce n’est pas le moment de te concentrer sur ce genre de chose. Tu as mieux à faire, ne trouves-tu pas ? Mendoza s’en est bien sorti, les habitants ont accueilli la nouvelle d’une manière satisfaisante. Nous allons pouvoir démarrer le chantier dans les meilleures conditions possibles. C’est tout ce qui importe.

— Je sais Mei Lin, je sais.

Mei Lin me jette un regard de biais. Elle n’est pas convaincue. Je soupire.

— Quelles étaient les probabilités pour que je tombe dans ce coin reculé du Costa Rica, sur une ombre de mon enfance ? A priori, aucune. Quelle…

Mon cœur rate un battement. Les Spencer ont été à l’origine de la chute de ma famille. Est-ce que la présence de cette Riley est le signe que tout va recommencer ? Va-t-elle se mettre en travers de mon destin comme sa mère l’a fait des années auparavant ? M’empêchera-t-elle de reconstruire l’empire Andrews alors que c’est de leur faute s’il a été détruit ? Hors de question que je le permette !

Mei Lin me fixe intensément. Je ferme un instant les yeux pour retrouver mon self-control et enfouir la rage qui menace de tout emporter. Respire Ava, calme-toi. Ne laisse pas le spectre du passé tout chambouler. Je tente d’ignorer Riley Spencer, mais c’est difficile. Le public venu écouter Mendoza s’est dispersé, mais elle est toujours là, elle me regarde, elle semble me défier. M’aurait-elle reconnue ? C’est impossible. Je n’ai pas le même nom et à l’époque, j’avais dix-huit ans. Elle ne peut pas faire le lien entre Ava Andrews et Ava Sterling. Mei Lin me tire plus fermement par le bras. Je ne bouge pas. J’ai beau le vouloir, je ne réussis pas à quitter cette place ni cette femme.

— Ava, tu ne peux pas laisser cette personne te perturber à ce point. Nous devons continuer selon nos plans. Reprends-toi !

Pourquoi me dévisage-t-elle ainsi ?

— Pourquoi me fixe-t-elle de cette manière ? Crois-tu qu’elle m’ait reconnue ? Mais comment cela se pourrait-il ? Nous n’avions pas même vingt ans à l’époque.

— Mais non, ne commence pas à te raconter des histoires, allez, viens. Nous allons faire le point avec Mendoza et ensuite, tu enverras un mail à Tagaka.

Nous nous retrouvons dans une petite salle de réunion de la mairie, un bâtiment quelconque, sans architecture ni attrait particulier. Mendoza nous rejoint, tout sourire ; il est de nouveau l’homme que j’ai connu la conférence.

 — Nous devons organiser rapidement des consultations publiques pour permettre aux habitants de s’exprimer. Il faut qu’ils voient que nous sommes sensibles à leurs préoccupations et que nos promesses n’étaient pas des paroles en l’air.

 Mendoza acquiesce. Je repense à Alejandro, à ses remarques sur Isla Serenidad et sur les tortues marines. Il y a une possibilité qu’il devienne un opposant acharné et qu’il convainc d’autres de le rejoindre.

— Est-ce que cet homme qui a mentionné les tortues marines peut nous poser des problèmes ?

— Alejandro ? Mendoza se racle un peu la gorge. C’est un Kootirù, quelqu’un de très respecté par ici. Il connaît la région comme sa poche, la mer, la faune… c’est une encyclopédie à lui tout seul.

— Donc, il peut nuire au projet ? résumé-je sèchement.

Pourquoi ne m’a-t-il jamais parlé de cette histoire de zone de ponte ou de ce Kootirù ? Qu’allons-nous encore découvrir ?

— Et cette femme aux cheveux roses, qui est-elle ?

— La señora Spencer ? Vous ne lisez pas de romans ?

Je le regarde sans comprendre, ce qui semble beaucoup l’amuser.

— Riley Spencer est romancière. Nous avons la chance de compter parmi nos habitants une personne de son talent et de sa renommée.

J’arque un sourcil. Une romancière ?

— Mes fils aiment beaucoup ce qu’elle écrit. Il hausse les épaules. Il en faut pour tous les goûts. Tant qu’ils lisent quelque chose.

Je ne réponds pas, mais une fois notre débriefing terminé, je sors mon téléphone pour obtenir davantage de renseignements.

Mei Lin ne cherche pas à me dissuader, même si je la devine un peu réticente. Elle préférerait certainement m’entendre discuter du New Horizon, de la conférence de presse, de stratégie plutôt que me voir absorbée par les détails d’une biographie.

— Tu conduis ? lui demandé-je.

Elle accepte, pendant que j’ouvre la portière et m’installe. Prenant une profonde inspiration, j’entreprends de lire à haute voix le résultat de mes recherches.

— Riley Spencer, née à Boston le 15 juin 1989. Père, Paul Spencer – décédé. Mère, Jennifer Spencer – décédée… j’ai du mal à déglutir.

L’attention de Mei Lin quitte un instant la route pour me regarder.

— Ce serait cette Riley Spencer là ?

Je n’arrive pas à parler tant je suis bouleversée. Comment est-il possible que le destin ait placé cette femme sur mon chemin ? Dans un élan de colère, je sors brutalement d’Internet. Mei Lin pose sa main sur la mienne, prête à m’offrir son soutien. Une nouvelle bataille s’annonce, et cette fois, le combat ne se limitera pas à la construction d’un hôtel.



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